Lesbienne
Culture,  Lecture

S’écrire lesbienne : Audre Lorde et Alice Coffin

En janvier, sans véritablement le faire exprès j’ai lu plusieurs livres écrits par des lesbiennes ou comprenant des personnages lesbiennes/bisexuelles. Au-delà du fait que ce furent trois magnifiques lectures, j’ai eu envie de mettre en avant cette caractéristique dans un article, pour lutter contre cette invisibilisation dont Alice Coffin parle si bien. Je vous préviens, cet article risque d’être un peu long., prenez-vous une petite boisson pour l’accompagner.

Zami, une autre façon de dire mon nom d’Audre Lorde

Zami

Je connaissais Audre Lorde comme poétesse et essayiste mais je n’avais encore jamais eu l’occasion de la lire. Quand je suis tombée par hasard sur son autobiographie mythologique [c’est elle qui le dit] Zami, une autre façon de dire mon nom, je me suis dit que ce serait une bonne entrée en matière pour découvrir son œuvre.

Dans cet ouvrage, elle nous raconte son enfance auprès de ses deux sœurs, plus âgées, et de parents assez stricts jusqu’à la fin de sa vingtaine, alors qu’elle vient d’obtenir son diplôme universitaire.

Audre Lorde a commencé à parler très tard, vers 4 ans, car avant cela cette petite fille si myope qu’elle avait été déclarée aveugle ne savait pas comment communiquer avec les autres. Une fois qu’elle a reçu sa paire de lunettes, son monde s’est considérablement éclairci et elle a très rapidement appris à parler, à lire et à écrire.

De son enfance, Audre Lorde nous parle surtout de sa solitude, de sa relation douloureuse avec ses soeurs, du racisme subi dans son école catholique et de son impossibilité d’obtenir un semblant d’intimité.

Vient ensuite l’adolescence, la rébellion face à l’autorité parentale, les premières amitiés et les premiers émois amoureux. Audre est confrontée au deuil et à la violence assez jeune, ce qui a visiblement marqué ses écrits.

A 17 ans, elle quitte le domicile familial. Elle raconte alors ses galères pour trouver de l’argent car elle souhaite voyager et étudier. Elle est très libre pour son époque, c’est assez incroyable ! Elle raconte également ses différents amours, elle qui s’était pourtant juré que plus jamais elle ne reprendrait le risque d’aimer. Les pages où elle nous décrit ses relations amoureuses sont absolument sublimes. Elle décrit l’amour charnel avec énormément de poésie. Et même si certaines scènes sont particulièrement explicites, elle y ajoute juste ce qu’il faut de pudeur pour ne pas nous transformer en voyeur⋅ses.

Elle témoigne aussi de ce qu’est la réalité d’une femme noire et lesbienne dans le New-York des années 50 : ne jamais se sentir comprise, même par les gens qu’elle aime, car assez peu représentée, qu’importe où elle va [un parallèle avec l’essai d’Alice Coffin].

Dans les années cinquante, les lesbiennes étaient sans doute les seules femmes noires et blanches à New York qui essayaient de communiquer un minimum les unes avec les autres ; on apprit beaucoup de choses ensemble, dont la valeur n’est en rien entamée par tout ce qu’on apprit pas.

Dans cet ouvrage, elle aborde également des questions plus politiques [même si, on est d’accord, l’intime est politique] qui apparaissent en toile de fond : la traque contre les communistes, les avancées de la lutte pour les droits civiques, la dangerosité des avortements clandestins, la gestion de la santé mentale, etc.

Si vous avez aimé Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage de Maya Angelou, je vous conseille vraiment de lire Zami, une autre façon de dire mon nom. Cela vous donnera une nouvelle représentation d’une femme artiste, forte et indépendante, qui choisit de vivre selon ses convictions, qu’importe ce que cela lui coûte.

Édition : Zami, une autre façon de dire mon nom, Audre Lorde, Editions Trois, 2001, 640 pages.

Le Génie lesbien d’Alice Coffin

Le Génie lesbien

Penchons-nous maintenant sur un livre qui a pas mal fait parler de lui et de son autrice au cours des derniers mois : Le Génie lesbien d’Alice Coffin.

Dans cet essai, l’autrice va questionner le fait qu’aujourd’hui, non seulement le neutre dans notre société, c’est l’homme, mais surtout, l’homme blanc hétérosexuel et valide [hop, ça y est, j’ai énervé une partie de mon lectorat masculin mais je vous préviens, ça ne fait que commencer… ;)]. Ceci expliquerait pourquoi, qu’importe les sujets abordés dans les médias : hausse du chômage, droit à l’avortement, racisme dans les institutions, port du voile, élargissement de la PMA, sexisme au travail… Ce soient toujours ces hommes-là qui sont considérés comme légitimes pour discuter de la question car ils sont “neutres”. Or, cette neutralité est un mythe, nous parlons toutes et tous d’un point de vue. Le leur n’est pas plus neutre qu’un autre.

Et pour illustrer son point de vue, elle va partir de ce qu’elle connait le mieux : la réalité de la vie d’une lesbienne française à l’époque actuelle. Pourquoi est-il encore si difficile de se revendiquer comme lesbienne aujourd’hui ? Quelle image la société a-t-elle des lesbiennes ? Que lui ont-elles apporté ? Etc.

Elle va donc se pencher sur le fonctionnement des médias, sujet qu’elle maîtrise bien puisqu’elle est elle-même journaliste. Pourquoi les médias ? Car c’est l’un des moyens de représentation les plus importants. Elle va dénoncer les mécanismes présents dans ce milieu pour évincer les lesbiennes mais aussi les femmes et autres minorités. Elle insiste beaucoup sur la peur de ce milieu d’utiliser le terme “lesbienne” ou de nommer clairement les relations homosexuelles des personnes concernées, même quand ces dernières s’en ouvrent publiquement. Or, cela contribue à l’invisibilisation voire à la stigmatisation.

Elle va également mettre en lumière le fait qu’en France, selon elle, peu de personnalités osent sortir du placard et “assumer” leur homosexualité en public [là, j’ai trouvé qu’elle manquait peut-être elle-même d’ouverture car il me semble que, dans la “jeune génération”, on a quelques exemples de personnalités qui se revendiquent lesbiennes ou bi].

Pour Signorile, l’outing n’est pas une dénonciation, ni une punition, mais un simple traitement équitable de l’hétérosexualité et de l’homosexualité dans les médias.

Elle explique à quel point il est important, dans sa construction identitaire, d’avoir des rôles modèles qui vous ressemblent et que cela lui a énormément manqué, plus jeune. Cette absence lui a fait perdre beaucoup de temps sur sa compréhension d’elle-même. Sur beaucoup de points, les discours qu’elle porte sont similaires à ceux d’autres minorités. On voit, une fois, encore au combien il est important d’avoir une vision intersectionnelle de la société, si l’on veut réduire les inégalités, rendre cette société plus inclusive.

Ensuite, Alice Coffin rappelle le rôle majeur que les lesbiennes ont eu dans la plupart des avancées sociales du siècle dernier, même celles qui ne les concernaient pas directement : droit à l’avortement, avancée de la lutte contre le Sida, etc. Parmi les pionnières du féminisme français, il y avait de nombreuses lesbiennes et c’est un aspect qu’on passe généralement sous silence [de moins en moins ces dernières années].

Enfin, vient le chapitre qui a le plus fait grincer des dents [et mon préféré, franchement, j’avais envie de tout souligner] : celui où elle parle de la guerre des hommes. Pourtant, son message n’est autre que celui-ci : depuis des millénaires, les hommes mènent une guerre qui ne dit pas son nom contre les femmes [viols, violences conjugales, discriminations à l’emploi, invisibilisation, etc.] et aujourd’hui, ces dernières ont décidé de la dénoncer et de ne plus se laisser faire.

Dans la guerre des sexes, l’oppresseur ne se montre pas comme un guerrier. Il ne dit pas “je suis en guerre contre les femmes”. Il tue, il viole, frappe, mais ne dit jamais que c’est une guerre, un combat, une lutte et une mise à mort. [] Je n’aime pas utiliser ce vocabulaire guerrier. Je le fais pour rendre visible une guerre qu’on nous cache.

Personnellement, je ne vois pas ce qu’il y a de choquant là-dedans, les faits sont là pour corroborer ses dires [on doit vraiment rappeler les stats ?]. Alors certes, elle les titille un peu en disant que dorénavant, elle ne va plus lire que des livres écrits par des femmes pendant un moment, histoire de rééquilibrer le ratio de représentation [ô sacrilège !]. Honnêtement, cela fait combien d’années que les hommes font pareil sans que personne ne s’en soit offusqué ?! Encore cette semaine, j’ai regardé le live Youtube de la Bnf [malheureusement, plus visible] dans lequel l’invité était Hervé Le Tellier [Goncourt 2020]. Quand la journaliste lui a demandé de citer quelques auteurs contemporains qui l’inspiraient, il n’a cité que des hommes [encore un exemple flagrant du besoin d’utiliser le terme autrice à l’oral, peut-être que cela aurait eu une influence sur sa réponse mais je me lance dans un débat glissant :D]. Je ne suis pas sûre que cela ait fait tiquer grand monde [à part quelques féministes qui voient le mal partout, comme moi, il va sans dire], alors que c’est exactement le même phénomène… [Fin de la digression]

Les hommes tuent les femmes. [] Cette généralisation nous est interdite. Il est prohibé de prononcer l’expression “les hommes” pour dénoncer leurs méfaits. [] Cette sommation de ne pas généraliser verrouille les paroles publiques, pas les conversations entre féministes. [] Je vais donc généraliser. Ce n’est pas comme si les hommes se gênaient. Virginia Woolf s’est amusée, dans un passage d’Une Chambre à soi, à pointer la profusion d’ouvrages écrits par les hommes sur les femmes.

Alors oui, j’ai trouvé quelques petits défauts à cet essai [principalement le manque d’actualisation de certains exemples] mais globalement, il est très bon ! Et je pense qu’avant de le critiquer [ou de venir m’insulter en commentaires], il faut le lire ! Qu’importe son genre, son sexe, son orientation sexuelle. Car sa lecture pourra bénéficier à tout le monde et cela permettra, peut-être, de faire bouger les lignes.

Et pour le compléter, je vous invite à écouter l’excellent épisode du podcast Camille, avec Eric Fassin, sur la nécessité de repenser la norme hétérosexuelle.

Édition : Le Génie lesbien, Alice Coffin, Grasset, 2020, 230 pages.

7 commentaires

  • mespagesversicolores

    Merci pour cet article hyper bien décortiqué!

    Tu m’as fait sourire avec tes digressions sur Hervé Le Tellier 😀
    Ça me rappelle une discussion que j’ai eue avec mon cher et tendre à qui j’ai fait remarquer alors qu’on écoutait des répliques de films célèbres (et je devais deviner les titres… (on s’amuse comme on peut en confinement)) qu’il n’y avait à aucun moment une réplique de femmes! AUCUNE!! (Ou en tout cas pas de personnages principaux), à croire que les femmes n’existent pas dans les films… ou si elles existent ce ne sont que des seconds rôles OU des femmes avec des problèmes sur les mecs.
    J’ai donc balancé ma science à mon petit mari en lui parlant du test de bechdel et là, il n’a rien pu répondre parce que c’est vrai. Depuis on regarde les films avec un autre regard et je sens qu’il voit aussi où est le problème.

    Fin de ma digression 😀

    Pour Audre Lorde, je ne l’ai découverte que très récemment dans le livre Des vies de combat édité chez L’Iconoclaste (je pense qu’il te plairait beaucoup) et il m’a donné envie d’aller la lire.

    • Maghily

      Merci 🙂

      J’aime quand tu fais ce genre de digressions ! 🙂
      C’est fou en plus, quand on prend conscience de quelque chose, à quel point après on trouve plein d’exemples qu’on aurait jamais remarqués avant qui viennent appuyer notre découverte (je crois qu’on appelle parfois ça un biais de confirmation).
      C’est chouette en tous cas que tu puisses parler de tout ça avec lui (comme quoi, il va finir par te traîner lui dans des festivals féministes :D).

      Il a l’air vraiment très intéressant Des vies de combats. Il me fait de l’œil depuis un petit moment (trop de livres me font cet effet, ce n’est plus possible :D).
      Si tu as l’occasion de lire Zami, je te le conseille vraiment ! 🙂

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